La pandémie qui secoue le globe n’est pas sans conséquence sur la nébuleuse djihadiste qui se retrouve de fait concurrencée par un ennemi qui, comme elle, sème la mort, est invisible et potentiellement omniprésent. Le mode opératoire du plus médiatique des groupes djihadistes, l’État islamique, consistait précisément à miser sur cette sensation de viralité. Par simple déclaration d’allégeance (bay’a) chaque soldat de Dieu pouvait frapper à tout moment sur n’importe quelle partie du globe. Daech a d’une certaine manière inventé le concept de terrorisme free-lance. Mais au jeu de la viralité anxiogène, difficile de battre un… virus.
De fait, le Covid-19 a réussi à balayer médiatiquement l’État islamique qui avait fait de l’« ubérisation » l’une de ses principales marques de fabrique. La couverture médiatique des attaques djihadistes survenues dernièrement est particulièrement illustrative de cette mise en périphérie. Il y a d’abord eu l’attaque au couteau perpétrée par Abdallah Ahmed Osman à Romans-sur-Isère le 4 avril dernier. Bien que non revendiquée par une quelconque organisation, cette attaque à l’arme blanche sur une cible indifférenciée s’inscrit dans les modes opératoires prônés par les théoriciens de référence de Daech. Ensuite, l’attaque à la voiture-bélier du 27 avril au cours de laquelle trois policiers furent fauchés à Colombes et qui a été commise par un terroriste se revendiquant de l’État islamique au Sahel. Outre-Rhin, le démantèlement d’une cellule djihadiste tadjique affiliée à Daech qui s’apprêtait à commettre des attaques meurtrières contre des installations de l’armée de l’Air américaine est passé quasiment inaperçu dans les grands médias nationaux.
Un « châtiment divin »
Conscientes de cette relégation symbolique, les différentes organisations djihadistes n’ont pas hésité à surfer et à capitaliser sur le « succès » planétaire du Covid-19 pour asseoir un peu plus leur propagande et/ou leur discours apocalyptique. Les communicants de Daech puis ceux des autres groupes djihadistes (Al-Qaïda, Boko Haram…) se sont ainsi spontanément félicités de ce fléau planétaire (l’État islamique a été dès janvier le premier groupe djihadiste à se réjouir du désastre sanitaire, définissant le virus comme une « manifestation de la colère de Dieu contre les sociétés païennes dans le monde »). La pandémie qui a lourdement frappé les Européens, les Américains et l’ennemi chiite iranien est interprétée comme un signe divin, un châtiment céleste destiné à punir les croisés et tous les adversaires de l’islam. Les Chinois sont également cités comme cible divine privilégiée en raison de leur athéisme et de leurs persécutions à l’encontre de la minorité musulmane ouïghoure.
Il est intéressant de constater qu’à la différence de certaines branches de l’ultra-droite ou de l’ultra-gauche, les djihadistes de l’État islamique n’ont pas développé de grandes théories conspirationnistes autour de la pandémie. Ils tendent au contraire à se démarquer de ces postures qui font écho, selon eux, à celles des dirigeants arabo-musulmans toujours enclins à accuser l’Occident et Israël. En affichant ce décalage, ils pointent non seulement l’impuissance des leaders musulmans dans le champ des relations internationales mais également une forme de conduite anti-islamique de ces mêmes dirigeants qui, par leur attitude, hissent la force des intrigues humaines au-dessus de la volonté du Tout-Puissant. Or, pour de « véritables » djihadistes, aucune conspiration ne saurait contrecarrer les desseins divins.
L’affaiblissement des régimes des pays musulmans
Quelles que soient leurs affiliations, les groupes djihadistes voudront très certainement tenter d’exploiter une pandémie qui impacte à des degrés divers les sphères sociopolitiques et économiques de l’espace musulman. Car le défi de la gestion du Covid-19 met à nu les carences des systèmes de santé d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. La situation désastreuse des infrastructures médicales agit comme un puissant révélateur des inégalités sociales et régionales à l’intérieur de nombreux pays (Sud tunisien, Maroc, Égypte…). Ce constat est encore plus flagrant dans les pays d’Afrique noire où des États tels que le Burkina Faso ou la Somalie ne compteraient par exemple que 15 lits médicalisés pour l’ensemble de leur population. De même, la République centrafricaine et le Niger ne disposeraient respectivement que de 3 et 5 respirateurs artificiels.
Ces profondes inégalités sont de nature à exacerber un sentiment d’injustice déjà très ancré dans la plupart des opinions publiques de ces pays et à alimenter des mouvances radicales, qu’elles soient de nature islamiste ou autre. S’y ajoute la baisse sensible du prix des hydrocarbures. Le déclin des cours du brut, qui risque de se poursuivre dans les prochains mois, va directement impacter les trésoreries des pays les plus dépendants de leur rente pétrolière (Algérie, Arabie saoudite, Pays du Golfe). L’économie algérienne dont les hydrocarbures (pétrole et gaz) représentent près de 90 % des recettes d’exportation serait selon certains économistes au bord du gouffre. En Arabie saoudite, où 150 membres de la famille royale seraient infectés par le Covid-19, Mohammed Ben Salmane va être contraint de revoir ses dépenses à la baisse dans un contexte tendu par la lutte autour de la succession du roi Salmane. Cette configuration politique pourrait intensifier la répression des voix discordantes et radicaliser les forces d’opposition.
La forte interdépendance économique des pays du Moyen-Orient constitue un facteur aggravant de cette crise pétrolière. Les grands pourvoyeurs de main-d’œuvre des États du Golfe que sont la Jordanie, le Liban ou encore l’Égypte pourraient en être les principales victimes collatérales. Face à la récession économique, les pétromonarchies ont déjà largement fermé leurs frontières à toute main-d’œuvre étrangère, ce qui aura pour conséquence de tarir le niveau des transferts de devises vers des pays pour lesquels ces ressources financières diasporiques sont stratégiques.
Tous ces facteurs de dégradation socioéconomique sont susceptibles de constituer un carburant pour la déstabilisation et la polarisation de ces sociétés. Les différents groupes djihadistes ne manqueront pas de chercher à convertir les sentiments d’injustice et de mécontentement social qui traversent l’espace arabo-musulman en opportunité d’asseoir leur discours de rupture et de renforcer leur influence.
Des menaces accrues
L’effet de sidération produit par le Covid-19 a naturellement réduit la présence des puissances militaires occidentales occupées à redéployer leurs ressources humaines et matérielles dans le sauvetage de leurs concitoyens. S’il demeure difficile de pronostiquer clairement l’impact à long terme qu’aura la pandémie sur les orientations décisionnelles et stratégiques des acteurs djihadistes, on constate déjà que ces organisations cherchent à profiter du trouble ambiant pour mener des opérations spéciales sur le territoire syro-irakien.
De même, le blocage en quelques semaines de très larges pans de l’économie mondiale donne à voir in vivo tout l’intérêt que pourrait avoir pour ces groupes la conduite d’attaques biologiques ou bactériologiques contre des nations. Bon marché et nécessitant que peu d’infrastructures, le rapport coût/bénéfices de ces armes apparaît extrêmement intéressant tant du point de vue de la létalité qu’au niveau du climat social, politique et psychologique qu’elles produisent sur les sociétés concernées. Des inquiétudes à cet égard ont déjà été exprimées par des responsables américains de haut niveau…
Elyamine Settoul, Maitre de conférences en science politique, Equipe Sécurité Défense, CNAM Paris, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.